Si les évolutions rapides qui se produisent sous nos yeux étaient facilement discernées par les contemporains et leur potentiel compris, l’éducation serait en avant de la société, comme c’est sa vocation, et non trop souvent en arrière, cherchant à freiner l’utilisation de l’informatique mobile en classe et dédaignant de s’en servir hors classe.
Surtout, on ne laisserait pas les individus et les établissements seuls, face à leurs conceptions et préjugés, inventer des contournements soit pour utiliser l’informatique mobile, malgré tout, soit pour tenter de l’interdire…
On ne reproduirait pas des modèles surannés d’enseignement et d’apprentissage où l’étudiant est encore considéré comme s’il était à Athènes, au troisième siècle avant notre ère, isolé géographiquement de l’accès à la bibliothèque d’Alexandrie, dépendant, pour apprendre, des notes prises sur une tablette de pierre ou de cire transportée par son esclave, afin de fixer la parole du maître.
La plupart des jeunes transportent dans leurs poches un ordinateur portable puissant et facile à utiliser
Aujourd’hui, les machines ont remplacé les esclaves et centuplé les capacités des étudiants. Comme le dit Janis Karklins, sous-directeur général de l’Unesco, «la plupart des jeunes transportent dans leurs poches un ordinateur portable puissant et facile à utiliser» [source]. Voyant bien alors ou ne voyant pas la modification du rapport maitre-élève qui est induite par cette évolution rapide, certains établissements ou individus, accrochés à un paradigme du passé, la décrètent nulle et non avenue [en classe, et peut-être même, dans leurs souhaits les plus osés, dans l’établissement d’enseignement supérieur].
On lit ainsi dans le règlement no 5 d’un établissement d’enseignement supérieur : «Toute utilisation d’un ordinateur portable ou de matériel électronique est interdite dans les locaux d’enseignement [sauf autorisation du professeur]». Cet article 9 qui commence par interdire, confortant ainsi les professeurs les plus rébarbatifs au changement dans leur position, se trouve entre l’article 8 qui interdit les matières explosives et l’article 10 qui interdit les armes [source]. Pourtant cet établissement fournit des ordinateurs portables aux professeurs. Résumons : un «sain» partage des responsabilités en éducation serait de donner aux professeurs les moyens d’enseigner et d’interdire aux étudiants les moyens d’apprendre activement. Ils apprendront donc, comme de tout temps, en prenant des notes, on imagine.
C’est à ce genre de résistance que l’Unesco engage les États membres à mettre fin.
Pour l’apprentissage mobile
Le document Principes directeurs de l’Unesco pour l’apprentissage mobile, de 41 pages, de l’organisation des Nations Unies pour l’éducation la science et la culture, contient une trentaine d’orientations recommandées que tout intervenant en éducation devrait lire et mettre en action.
L’une des premières orientations recommandées est la suivante : Éviter d’interdire totalement les appareils portables….
Le modèle préconisé par l’Unesco est le modèle BYOD (Bring your own device), où les états membres misent sur la possession par les étudiants d’outils puissants (quitte à prévoir aider les étudiants qui seraient démunis) plutôt que de penser leur fournir un outil standardisé, coûteux et forcément inadapté à leurs divers styles.
En 2013, le nombre d’appareils portables connectés dépassera celui de la
population mondiale.
L’éducation ne peut rester insensible à ce phénomème, à cette occasion : «en 2013, pour la première fois, le nombre d’appareils portables connectés, qui sont dans leur vaste majorité des téléphones, dépassera celui de la population mondiale.», de conclure le document de l’Unesco cité ci-dessus.
Logiciels libres et ressources éducatives libres
Le parallèle avec la situation des logiciels libres et des ressources éducatives libres est flagrant. L’Unesco déclare, par ailleurs, s’inscrire «dans un vaste mouvement qui cherche à encourager les créateurs de connaissances et d’informations (y compris de logiciels) [à partager]», et faire la promotion des ressources éducatives libres (REL), en particulier dans l’enseignement supérieur. Le but est de permettre «aux apprenants, enseignants, administrateurs et gouvernements de trouver, créer et partager librement […] des ressources éducatives libres».
En continuant de choisir les logiciels propriétaires par habitude, en les exigeant des administrations locales, en utilisant avec les étudiants les outils logiciels propriétaires les plus chers, certains professeurs confortent la position maître-élève, privent (sans le savoir, sans doute), leurs étudiants de logiciels libres et gratuits qui les rendraient plus autonomes dans leur apprentissage, puisque leurs moyens financiers ne leur permettent pas d’acquérir la licence de l’outil logiciel utilisé en classe.
Et de déplorer après le manque de laboratoires informatiques pour effectuer du travail hors classe. Du travail hors classe, mais uniquement dans l’établissement, car la possibilité de vrai travail autonome et libre de l’étudiant est invalidée par le choix logiciel effectué.
Il est vrai que, dans certains cas, les logiciels propiétaires sont sans équivalent libre, comme des logiciels d’automates programmables. Mais, dans bien des cas, les logiciels propriétaires pourraient être avantageusement remplacés par des logiciels libres. Encore faudrait-il rechercher ces derniers. Et se préoccuper davantage des conditions propices à l’apprentissage actif des étudiants.
Les Lumières, pour être devenues électroniques, n’ont rien perdu de leur vocation à contribuer au progrès de l’esprit humain
Si la classe n’est plus comme avant, c’est qu’elle ne peut plus l’être. Ce n’est pas en menant une lutte d’arrière-garde qu’on rendra service à l’éducation. C’est en adoptant l’apprentissage mobile et le logiciel libre, en misant sur l’apprentissage actif des étudiants, que l’éducation dans la société du 21e siècle sera de nouveau libératrice et ouvrira des horizons insoupçonnés.
Après tout, trois siècles avant notre ère, n’était-ce pas la raison et l’intelligence des élèves que les maîtres cherchaient à développer, malgré le manque de moyens, et en réservant de facto l’enseignement à des privilégiés ? Lui qui trouvait que l’imprimé n’était pas assez interactif, que penserait Socrate des moyens modernes de communication ? En faisant le lien entre la méthode d’autorité et l’ignorance et la censure, que penserait Voltaire de l’accès universel au savoir et à la liberté de communication des informations ? Poser ces questions, c’est y répondre. Les Lumières, pour être devenues électroniques, n’ont rien perdu de leur vocation à contribuer au progrès de l’esprit humain.
Lien vers la version anglaise du document de l’Unesco en faveur de l’apprentissage mobile : Policies for Mobile Learning.
Pierre Cohen-Bacrie
Conseiller pédagogique TIC
Collège Montmorency
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